« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 3 décembre 2016

Les crèches devant les juges du fond : Eloge de la complexité

Le tribunal administratif de Lille a rendu, le 30 novembre 2016, un jugement censurant pour illégalité la crèche de Noël installée en 2015 dans la mairie d'Hénin-Beaumont. Il s'agit de la première décision rendue après les deux arrêts du 9 novembre 2016, dans lesquels le Conseil d'Etat a posé les principes censés guider la jurisprudence des juges du fond et la pratique des élus locaux. 

La première décision

 

Le choix de la crèche d'Hénin-Beaumont est particulièrement opportun. D'abord, parce que le jugement intervient suffisamment tard pour n'avoir aucun impact sur la crèche de 2015 contesté par , mais suffisamment tôt pour influencer les installations de 2016. Ensuite, parce que nul n'ignore que le maire d'Hénin-Beaumont est Front National, et il est donc peu probable que les élus Les Républicains se mobiliseront immédiatement sur le sujet, alors même que leur parti semble désormais promouvoir avec conviction les valeurs chrétiennes. Bref, une décision parfaite aux yeux du Conseil d'Etat, car une décision sans enjeu pratique et sans risque de polémique.

Le jugement du tribunal administratif se présente comme une simple application de la jurisprudence de la Haute Juridiction. Dans son communiqué de presse, le juge lillois affirme ainsi s'être prononcé "sur le fondement de la jurisprudence récente du Conseil d'Etat sur l'installation des crèches de Noël dans les lieux publics". L'intervention de cette décision explique que le jugement soit contraire aux conclusions du rapporteur public, prononcées avant les arrêts du Conseil d'Etat. En réalité, le jugement du tribunal administratif de Lille témoigne surtout de l'immense marge d'appréciation laissée aux juges du fond. 

Les critères posés par le Conseil d'Etat


Le problème juridique est celui de l'interprétation de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 : "Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Dans ses décisions du 9 novembre 2016, le Conseil d'Etat était donc appelé à se prononcer sur la qualification d'une crèche de Noël comme emblème religieux. Mais il n'a pas répondu par oui ou par non, solution qui aurait eu l'avantage de poser une jurisprudence claire mais l'inconvénient de faire des mécontents. Pour ménager la chèvre et le chou, ou plutôt les milieux catholiques et les libres penseurs, le juge a donc choisi l'ambiguïté. Il a opéré une subtile distinction entre l'emplacement public et le bâtiment public.

Lorsque la crèche est située dans un emplacement public, c'est-à-dire sur un espace public, la crèche de Noël est, en principe, autorisée, à la condition que l'installation ne contienne aucun élément de prosélytisme ou aucune revendication d'une opinion religieuse. En revanche, lorsqu'elle est installée dans un bâtiment public, elle est, en principe, interdite, sauf si "des circonstances particulières" permettent de lui reconnaître  "un caractère culturel, artistique ou festif".



L'Adoration des Mages. Lorenzo Monaco. 1421

L'interprétation des juges du fond


Le hall de l'hôtel de ville de Hénin-Beaumont constitue, à l'évidence un bâtiment public dans lesquels les administrés peuvent librement pénétrer. Une mairie n'est-elle pas traditionnellement définie comme la maison commune ? Le tribunal administratif présume donc que la crèche constitue une atteinte au principe de neutralité des services publics, et examine si, par hasard, elle ne présenterait pas "un caractère culturel, artistique ou festif". En effet, il s'agirait d'un hasard, puisque l'élu d'Hénin-Beaumont ne pouvait connaître, en décembre 2015, les conditions posées par le Conseil d'Etat en novembre 2016.

Quoi qu'il en soit, la crèche de Hénin-Beaumont ne trouve pas grâce aux yeux du tribunal administratif. 

Pour ce qui est du "caractère artistique",  l'appréciation est lapidaire : la crèche est "sans valeur historique ou artistique particulière". On retrouve ici une tendance constante du juge à élargir son contrôle, au point qu'il finit tout simplement par imposer son goût esthétique. 

Le "caractère culturel" est également rejeté, au motif que l'installation ne peut être considérée comme le prolongement de l'exposition qui se déroule en même temps dans le hall de l'hôtel de ville, consacrée à une cité minière. Le tribunal exige donc un lien essentiel entre l'exposition et la crèche, condition qui semble plus rigoureuse que celle posée par les arrêts du 9 novembre 2016. Le Conseil d'Etat se bornait en effet à rechercher la présence, à proximité de la crèche, d'éléments "marquant son inscription dans un environnement culturel". Une exposition sur un thème différent ne semblait donc pas exclue.

Quant au "caractère festif", il est également écarté. Pour le juge administratif, il n'est pas suffisant d'inscrire la crèche au calendrier des manifestations festives organisées par la municipalité. Pour être festive, elle doit répondre à l'un des deux critères suivants : soit être enracinée dans une tradition locale préexistante, soit elle constitue l'extension d'une autre manifestation festive.  En l'espèce, il n'est pas contestée que la crèche est une nouveauté à Hénin-Beaumont. Sa mise en place a été décidée par le nouveau maire Front National, suscitant l'irritation d'un conseiller municipal minoritaire membre du Parti communiste, qui est à l'origine du recours. Pour ce qui est de son rattachement à une autre activité festive, le juge affirme que la crèche ne peut être considérée comme une extension du marché de Noël qui se tient à l'extérieur du bâtiment. On apprend ainsi que le tribunal considère un tel marché comme une manifestation festive et non pas uniquement commerciale.

Comment gérer la complexité


In fine, la crèche est considérée comme un emblème religieux selon des critères certes définis par le Conseil d'Etat mais qui laissent place à une interprétation entièrement libre des juges du fond. On doit donc s'attendre à une jurisprudence abondante et à des jugements contradictoires. Quant aux élus locaux qui souhaitent installer une crèche sur le territoire de leur commune, élus qui ne sont pas tous adhérents du Front National, ils vont apprendre rapidement à respecter quelques règles. 

D'une part, privilégier l'installation à l'extérieur plutôt qu'à l'intérieur. La crèche sera alors présumée licite, sauf expression d'un prosélytisme qui conduirait à une sanction parfaitement justifiée. Dans l'hypothèse d'un climat trop froid, si l'élu craint que ses administrés ne s'enrhument, il demeure possible de placer la crèche dans le hall de la mairie, si l'on accepte de prendre quelques précautions. 

On peut, par exemple, demander à un artiste local de faire une "installation en forme de crèche", démarche qui conférera à l'objet le caractère artistique exigé par la jurisprudence. On peut aussi créer un lien entre la crèche et une exposition présentée dans le hall de la mairie. Dans le cas d'Hénin-Beaumont, l'exposition porte sur une cité minière, et l'on imagine volontiers les rois mages ayant troqué leur couronne contre une lampe de mineur, et le petit Jésus chauffé par un poêle à charbon. On peut aussi demander aux enfants des écoles de faire des dessins en vue d'une exposition "artistique" et "culturelle" sur Noël à Hénin-Beaumont.. Enfin, dernière possibilité : installer carrément dans le hall de la mairie le marché de Noël avec marchands de frites, de vin chaud et de barbe à papa. Rien de plus festif, même si l'on peut craindre quelques mauvaises odeurs. 

On peut donc penser que les crèches de Noël vont susciter une sorte de jeu du chat et de la souris entre les maires et les juges. Quant à la jurisprudence, elle va devenir de plus en plus complexe et reposer sur une appréciation d'une situation de fait qui n'a pas beaucoup de rapport avec un raisonnement juridique.

Sur la laïcité et l'installation des crèches de Noël : Chap 10, section 1 § 2, B du manuel de libertés publiques.

2 commentaires:

  1. Au-delà du côté presque anecdotique, voire clochemerlesque du sujet, votre analyse brille par sa grande clarté juridique, sa grande subtilité intellectuelle. Cerise sur le gâteau, son sens de l'humour lui confère toute sa force tant elle embrasse une triple problématique.

    1. Une problématique juridique

    Nous le découvrons au fil de vos posts : le droit n'est pas une science exacte et la jurisprudence l'est encore moins (Cf. l'évolution erratique des décisions sur l'installation des crèches de Noël). Prétendre régler tous les problèmes de nos sociétés par le droit nous conduit droit dans le mur. La justice est toujours le résultat d'une tension entre le pouvoir et les libertés.

    2. Une problématique politique

    Que constate-t-on de nos jours ? Que les grands principes (la laïcité dans le cas d'espèce) semblent tourner à vide. Nous administrons des leçons à la terre entière alors même que le fossé entre nos paroles et nos actes est de plus en plus profond. "Le traitement d'un monde passionnel par les moyens de la raison raisonnante a conduit à un aveuglement général" (Dominique de Villepin, Mémoire de paix pour temps de guerre, Grasset, 2016, p. 97).

    3. Une problématique sociétale

    Au fil des années, nous prenons conscience que la paix sociale, ce n'est pas le droit, ou du moins, ce n'est pas exclusivement le droit. Elle est le résultat d'une combinaison de facteurs. Parmi lesquels figure une certaine forme d'attachement à son histoire, à son passé, à ses traditions... toutes choses qui forment l'âme d'un peuple. A trop vouloir faire table rase du passé, on se prépare à des lendemains qu déchantent. Pour s'en convaincre, il n'est qu'à constater la progression incessante des partis dits populistes en Europe. Il ne s'agit pas de justifier mais de tenter de comprendre.

    Dans les situations instables, tout peut arriver. Aussi douloureux qu'elle soit, la réponse exige un peu de lucidité et de courage politique. Au rythme où vont les choses - et ceci vaut aussi bien pour les crèches que d'autres sujets plus graves -, le risque est grand "qu'à vouloir des mains immaculées,on se garde d'agir" (Charles Péguy).

    RépondreSupprimer
  2. Le problème ne se poserait pas si l'on n'était pas confronté à une offensive idéologique de l'islam (qui est moins une religion qu'une idéologie politique) via, notamment, une visibilité accrue .

    Comme nous nous opposons à l'apparition de symboles islamiques dans l'espace public, nous nous sentons obligés d'en faire autant pour les symboles chrétiens en utilisant au maximum les marges de manœuvre (qui sont limitées) que nous permet la législation en vigueur.

    En l'absence de ce militantisme politique (l'islam est par nature une idéologie politique), nous serions moins enclins à appliquer la loi de 1905 dans toute sa rigueur.

    RépondreSupprimer