« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 13 février 2017

La fin du délit de consultation habituelle des sites terroristes

Par une décision David P. du 10 février 2017 rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel déclare non conforme à la Constitution le délit figurant dans l'article 421-2-5-2 du code pénal. Il sanctionnait de deux ans de prison et 30 000 € d'amende "le fait de consulter habituellement un service de communication au public en ligne mettant à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant directement à la commission d'actes de terrorisme, soit faisant l'apologie de ces actes lorsque, à cette fin, ce service comporte des images ou des représentations montant la commission de tels actes consistant en des atteintes volontaires à la vie". Une telle décision n'a rien de surprenant si l'on considère, comme l'affirmait maître Claire Waquet dans sa plaidoirie, que ce délit "n'était pas né sous les meilleurs auspices". 

Un texte qui n'est pas "né sous les meilleurs auspices"


En 2012, alors que l'assaut donné à l'appartement de Mohamed Merah venait à peine de s'achever, le Président de la République de l'époque, Nicolas Sarkozy, annonçait déjà la création d'un nouveau délit pénal "de consultation habituelle de sites faisant l'apologie du terrorisme ou qui appellent à la haine ou à la violence". L'idée reposait sur une transposition au domaine du terrorisme des dispositions de l'article 227-13 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 5 mars 2007. Il punit d'une peine de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende toute personne qui "consulte habituellement" un service de communication au public en ligne mettant à disposition des images de mineurs présentant un caractère pornographique. Et déjà en 2012, ce délit avait suscité des réserves liées à l'incertitude dans le contenu de la norme. Finalement, dans un avis du 5 avril 2012 rendu à propos du projet de loi de prévention et lutte contre le terrorisme, le Conseil d'Etat avait considéré que de "telles dispositions portaient à la liberté de communication (...) une atteinte qui ne pouvait être regardée comme nécessaire, proportionnée et adaptée à l'objectif de lutte contre le terrorisme".  Elles avaient alors été retirées du texte qui allait devenir la loi du 21 décembre 2012

Une seconde tentative a échoué en décembre 2015, avec une proposition de loi "tendant à renforcer l'efficacité de la lutte antiterroriste", proposition qui n'a jamais été inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Cet abandon est lié à l'intervention d'un troisième texte, cette fois un projet de loi émanant du gouvernement de Manuel Valls, projet qui allait devenir la loi du 3 juin 2016, dans laquelle figure le délit sanctionné dans la présente QPC. Observons toutefois que ce délit a été introduit par un amendement sénatorial, alors même que le gouvernement, et en particulier le Garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, s'y étaient opposés. Finalement, le délit a passé le cap de la commission mixte paritaire, mais le rapporteur à l'Assemblée nationale affirmait alors qu'il continuait "d'émettre des réserves sur sa constitutionnalité" (...) "La jurisprudence tranchera sans doute rapidement sur ce point". Hélas, la loi n'a pas été déférée au Conseil constitutionnel avant promulgation, et on a dû attendre une QPC pour que le délit de consultation habituelle des sites terroristes soit finalement déclaré inconstitutionnel. Le temps tout de même de condamner une vingtaine de personnes sur son fondement. 

Cette situation explique sans doute les particularités de l'audience tenue devant le Conseil constitutionnel. Alors que les avocats étaient parfaitement à l'aise, le représentant du gouvernement semblait plutôt gêné, contraint de défendre un texte auquel le gouvernement s'était opposé.

Sur le fond, le Conseil constitutionnel s'appuie sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il reprend une jurisprudence classique qui définit la liberté de communication comme celle de diffuser et de recevoir des idées. Dans sa décision du 10 juin 2009 rendue à propos de la loi Hadopi, il subordonne la conformité à la Constitution des atteintes portées à la liberté à une triple condition de nécessité, d'adaptation et de proportionnalité à l'objectif poursuivi, objectif qui doit lui-même avoir valeur constitutionnelle.

 
Le Chat. Geluck. 2014

Le principe de nécessité


Le motif essentiel de l'annulation prononcée par le Conseil constitutionnel repose sur l'absence de nécessité de créer un délit spécifique. Il dresse ainsi la liste des dispositions du code pénal permettant de prévenir la commission d'actes de terrorisme. Elles sont fort nombreuses et, parmi elles, figure l'article 421-2-6 du code pénal qui réprime la préparation d'un acte de terrorisme, cette infraction étant caractérisée lorsque l'intéressé s'est rendu sur des sites internet évoquant directement la commission de tels actes ou en faisant l'apologie. Autant dire que la sanction de consultation des sites terroristes existe déjà et qu'il n'est pas absolument nécessaire de créer une nouvelle incrimination. 

De même, les enquêteurs et les magistrats compétents disposent de tous les moyens indispensables pour rechercher les faits à l'origine de ces infractions. Ils peuvent intercepter des courriels, recueillir les données de connexion, capter toutes les images ou vidéos dont ils ont besoin. Ces compétences sont également détenues par les services de renseignement, étroitement associés à la prévention du terrorisme. 

De tous ces éléments, le Conseil constitutionnel déduit, comme l'avait fait le Conseil d'Etat en 2012, que ce délit ne donne aux policiers et aux juges aucun moyen nouveau de nature à prévenir efficacement les actes de terrorisme. Il est redondant et donc pas nécessaire. 

Adaptation  et proportionnalité


Le délit de consultation habituelle de sites terroristes n'est pas seulement inutile. Il est aussi inadapté et disproportionné par rapport aux objectifs poursuivis. 

Peut-être par courtoisie à l'égard du parlement, le Conseil constitutionnel n'insiste pas sur le fait que le texte est très mal écrit et, sur certains points, peu cohérent. C'est ainsi qu'il ne vise que les "services de communication au public en ligne", excluant de fait les réseaux privés comme Facebook, WhatsApp ou Telegram, ce dernier étant connu pour être très utilisé dans la mouvance du terrorisme islamiste. La loi interdit ainsi de consulter des sites montrant une décapitation mais ne pouvait pas sanctionner l'échange de vidéos sur des réseaux sociaux. Précisément, et c'est le second élément à relever, le délit n'est constitué que si la provocation ou l'apologie du terrorisme s'accompagne "d'images consistant en des atteintes volontaires à la vie". Là encore, on peut sanctionner celui qui regarde un assassinat, mais pas celui qui regarde un acte de barbarie ou, d'une manière plus générale, un traitement inhumain et dégradant. Ces différences de traitements sont-elles justifiées ? 

Le Conseil constitutionnel s'intéresse surtout au caractère apparemment objectif du délit, en quelque sorte dépourvu d'élément moral. Peu importe que l'auteur de l'infraction ait ou non l'intention de commettre un acte de terrorisme, il suffit qu'il ait consulté de manière habituelle un site terroriste. On ignore d'ailleurs à partir de combien de consultations la pratique devient habituelle, le gouvernement se bornant à mentionner sans conviction que deux consultations ne suffisent pas à constituer une habitude. 

Certes, le texte prévoit une dérogation et, dans un second alinéa de l'article 421-2-5-2, le code pénal écarte les poursuites lorsque la consultation habituelle de sites terroristes est faite "de bonne foi, résulte de l'exercice normal d'une profession ayant pour objet d'informer le public, intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice". Là encore, la disposition est mal rédigée, et l'on ignore si les trois hypothèses citées sont des éléments de cette bonne foi, si la liste est exhaustive ou non, tous éléments manifestement abandonnés à la clairvoyance des juges. Surtout, et sans que le terme soit réellement prononcé, on sent que le Conseil constitutionnel est réticent à l'égard d'une infraction qui repose sur une présomption de mauvaise foi.

Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que le Conseil constitutionnel affirme que l'atteinte à la liberté de communication est disproportionnée, conclusion d'autant plus attendue qu'il a déjà démontré l'inutilité de ce délit.  Cela ne signifie pas qu'une personne consultant un site djihadiste ne puisse plus être poursuivie, mais cette consultation ne sera qu'un élément destiné à prouver sa participation à un réseau, à une association de malfaiteurs en vue de la commission d'un acte terroriste. Le Conseil constitutionnel donne ainsi un avertissement au législateur. La lutte contre le terrorisme ne consiste pas à chercher ses clés sous le réverbère, c'est-à-dire à sanctionner les lecteurs de sites terroristes, parce que l'on ne parvient à atteindre leurs responsables, les sites étant inaccessibles, cachés dans des pays lointains ou changeant d'adresse en permanence.

Derrière cette analyse, on voit se dessiner le refus d'un texte qui va directement à l'encontre des principes gouvernant la liberté de circulation des idées sur internet. Depuis sa décision du 10 juin 2009, le Conseil constitutionnel confère une certaine autonomie à la liberté d'expression sur internet. Il en est de même de la Cour européenne des droits de l'homme qui estime que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme protège la liberté d'expression sur internet, par exemple dans son arrêt Cengiz et autres c. Turquie du 1er décembre 2015. Le principe selon lequel internet est, avant tout, un espace de libre circulation des idées, ne peut donc que très difficilement être remis en cause. Et selon les règles du régime répressif qui organisent la liberté d'expression, les infractions ne peuvent viser que les responsables des sites et les auteurs des propos qui y sont tenus, des images qui y sont diffusées, pas les lecteurs qui sont des consommateurs passifs d'informations. 



Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques sur internet.

2 commentaires:

  1. La censure du Conseil constitutionnel (saisie par voie de QPC) est particulièrement bienvenue - autant que votre commentaire - dans un monde marqué par la stigmatisation, la moralisation, la délation, la sanction, la coercition... Il transforme, par petites touches successives, la patrie des Lumières en civilisation de l'obscurantisme. De temps en temps, un coup d'arrêt fait du bien ! Si cette censure est parfaitement argumentée en termes de violation du droit positif, elle sonne également comme un sérieux avertissement lancé aux trois pouvoirs.

    1. Au pouvoir exécutif, en stigmatisant son approche réactive, ses lois communiqués de presse, prises sous la pression de l'immédiateté et des médias. La colère - y compris légitime - n'est jamais bonne conseillère. La description que vous faites du représentant du gouvernement - sorte de commissaire politique/juriste qui hante les couloirs du Conseil d'Etat pour prendre fait et cause pour l'administration et contre le fonctionnaire - est très vraie.

    2. Au pouvoir législatif, en condamnant ses lois aussi mal ficelées sur le plan juridique que linguistique. Que font nos illustres parlementaires pendant les sessions plénières et les commissions ? Eux qui sont si brillants qu'ils peuvent cumuler deux mandats et, ainsi, tout faire mais le plus souvent mal. Ne devrait-on pas instituer une "censure citoyenne" comme celle qui se développe dans les pays africains : "Dégage !", "balai citoyen" ?

    3. Au pouvoir judiciaire en l'incitant à ne pas se prêter au jeu de l'interprétation de textes aussi flous qu'attentatoires aux libertés publiques. Comme l'écrit si justement un de vos collègues, professeur agrégé de droit public : " les juges ne doivent jamais avoir le dernier mot sur l'interprétation du droit".

    En tout temps, surtout par gros temps, il faut savoir raison garder. "Les hommes pensent d'abord. Ensuite, il se déterminent d'après leur manière de penser. C'est pourquoi, il importe de penser juste. Les erreurs des gouvernements et des peuples sont celle de leur esprit" (Jacques Bainville).

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  2. Voici ce que l'on peut lire sur le site du quotidien Le Monde de ce jour :

    "Les députés et les sénateurs ont rétabli, lundi 13 février, le délit de consultation « habituelle » des sites djihadistes. Cette mesure a dû être réécrite après avoir été censurée vendredi par le Conseil constitutionnel."

    C'est à n'y rien comprendre tant la célérité du Parlement peut, en quelques jours, corriger une censure du Conseil constitutionnel. La seule question est de savoir si ce nouveau texte est constitutionnel ou pas. Suite au prochain numéro.

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