« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 10 avril 2017

Le Conseil constitutionnel face au "loup solitaire"

A la suite de l'affaire Mérah, en mars 2012, la crainte du "loup solitaire" s'est développée. Il est généralement défini comme la personne qui a une activité terroriste, sans être intégrée dans une structure ni dans une quelconque chaîne de commandement. Elle se forme rapidement sur internet puis passe à l'acte, seule. A dire vrai, les spécialistes du terrorisme s'interrogent sur l'existence même des "loups solitaires", sachant que les enquêtes visant la plupart des terroristes présentés comme tels ont finalement mis en lumière des liens avec des groupes structurés, même si ces liens étaient créés et entretenus par internet.

Quoi qu'il en soit, le législateur s'est emparé de cette nouvelle menace et la loi du 13 novembre 2014 a créé un délit d'"entreprise individuelle de terrorisme", réprimé d'une peine de dix ans d'emprisonnement et 150 000 € d'amende. La loi de 2014 n'a pas été déférée au Conseil constitutionnel avant sa promulgation, et c'est donc pas le biais d'une question prioritaire de constitutionnalité qu'il se prononce aujourd'hui, dans une décision Amadou S. du 7 avril 2017. Or, l'infraction nouvelle ne suscite pas son enthousiasme. S'il admet globalement sa constitutionnalité, il s'efforce d'encadrer son utilisation par une censure partielle et une réserve d'interprétation.

La définition de l'entreprise individuelle terroriste


Concrètement, le Conseil est saisi de plusieurs dispositions du code pénal. La première est l'article 421-2-6, directement issu de la loi de 2014. Il définit le délit d'entreprise individuelle terroriste et le moins que l'on puisse dire est que cette définition n'est pas d'une grande limpidité. Elle repose en effet sur deux critères qui doivent être réunis pour que le délit soit constitué.

Selon le premier critère, la personne poursuivie doit se préparer à commettre une infraction grave comme une atteinte volontaire à la vie, un enlèvement, des destructions par substances explosives ou incendiaires etc. Cette préparation doit s'inscrire dans une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. Ce premier critère est relativement facile à interpréter, car la notion de "préparation d'un acte terroriste" est déjà connue, Elle figure en effet dans le délit d'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste, qui est réprimé par l'article 421-2-1 du code pénal. 

Les deux infractions ont pour point comment de viser à empêcher une entreprise terroriste avant que n'intervienne l'irréparable. L'article 421-2-1 du code pénal exige cependant que la réalité de la menace soit démontrée par l'existence d'un ou plusieurs faits matériels montrant que le passage à l'acte ne relève pas du fantasme mais d'un plan concerté dont la mise en oeuvre est en cours. L'appréciation est toujours délicate, car les juges antiterroristes doivent attendre d'avoir suffisamment de preuves matérielles, mais pas attendre trop longtemps cependant pour être en mesure d'empêcher l'attentat. Dans le cas de l'entreprise individuelle terroriste, l'exigence d'éléments matériels de nature à montrer la réalité de la menace est également exigée, et c'est le second critère formulé par l'article 421-2-6 du code pénal. 

Ce second critère impose en effet la réunion de deux faits matériels figurant dans une liste établie par l'article 421-2-6 lui-même. La personne doit ainsi "détenir, rechercher, se procurer ou fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui". Elle doit aussi s'être renseignée sur des cibles potentielles, s'être entraînée au maniement d'armes, avoir consulté des sites internet provoquant ou incitant au terrorisme, ou encore avoir séjourné à l'étranger sur un théâtre d'opérations de groupements terroristes.

Loup solitaire. Tex Avery


Une censure partielle


Parmi cette énumération de comportements prohibés, le Conseil constitutionnel a censuré un seul mot : le verbe "rechercher". Au titre des faits matériels pouvant constituer un acte préparatoire, la loi de 2014 mentionnait le fait de « rechercher ... des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui » et cette formulation apparaît trop imprécise au Conseil. Il considère que le législateur aurait dû préciser quels actes pouvaient caractériser une telle recherche dans le cadre d'une entreprise individuelle terroriste. S'agit-il d'une simple consultation d'un site, ou l'intéressé doit-il avoir engagé une transaction en vue de se procurer de tels objets ou substances ? Le législateur n'a pas répondu à ces questions et il devient alors possible de réprimer des actes ne matérialisant pas, en eux-mêmes, la volonté de préparer une infraction. 

Ce simple verbe est donc déclaré inconstitutionnel pour violation du principe de nécessité des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Le reste de l'article litigieux est déclaré conforme à la Constitution.

L'intention de l'auteur de l'infraction


Ce caractère volontaire de la préparation de l'infraction est au coeur de la décision du Conseil constitutionnel. Il veut, de toute évidence, empêcher ce que l'on pourrait qualifier de procès d'intention. Dans un paragraphe de principe, il énonce en effet que "le législateur ne saurait, sans méconnaître le principe de nécessité des délits et des peines, réprimer la seule intention délictueuse ou criminelle". Ce faisant, il ne fait que rappeler un principe général du droit pénal. 

Cette formulation ne signifie pas que l'intention délictueuse ne puisse pas être réprimée, mais elle doit nécessairement être accompagnée d'actes préparatoires à la commission de l'infraction. Autrement dit, l'intention terroriste ne peut être déduite des actes préparatoires. Elle doit être établie en tant que telle et corroborée par ces actes préparatoires.
Le Conseil constitutionnel donne ainsi une sorte de guide d'utilisation d'une infraction que le juge pénal considérait déjà avec méfiance. Selon Le Monde, le délit d'entreprise individuelle de terrorisme se caractérise essentiellement par son absence d'utilisation. Aucune condamnation n'est intervenue sur ce fondement en 2015, et une seule en 2016. Pour le moment, quatre affaires sont en cours. Quant au requérant Amadou S., il a déjà bénéficié d'un non-lieu au moment où la QPC est jugée. De fait, les conséquences concrètes de la décision du Conseil constitutionnel du 7 avril 2017 sont à peu près nulles, ce qui explique sans doute que le Conseil décide son application immédiate. Mais les décisions dépourvues d'enjeu concret sont aussi celles qui permettent de rappeler au législateur les principes fondamentaux.


Sur la lutte contre le terrorisme : Chap 5, section 1 du manuel de libertés publiques.
 

1 commentaire:

  1. === DU DROIT A LA LOI ===

    A lire entre les lignes l'exégèse de cette récente Q.P.C. portant sur la définition du terrorisme, version "loup solitaire", peut-être peut-on y déceler un double recommandation ?

    1. Une recommandation adressée au producteur de normes

    Comme vous le soulignez, il est grand temps que le législateur ne cède plus - souvent sous la pression du pouvoir exécutif - à la manie de l'urgence, de la précipitation. Cela est d'autant plus préoccupant qu'il s'agit de l'élaboration de normes portant sur un domaine aussi sensible touchant à la fois à la protection de la sécurité de tous et à la protection des libertés de tout un chacun. A cet égard, si diplomatique et si prudent soit-il, le signal n'en est pas moins utile pour la suite. Il pose une question centrale en démocratie : comment apprendre le droit et les principes généraux du droit à nos parlementaires souvent ignares en la matière ?

    2. Une recommandation adressée aux consommateurs de normes

    Avec un minimum de créativité intellectuelle, on peut imaginer que le Conseil constitutionnel ait adressé un message subliminal :

    - au service de sécurité intérieure (DGSI) qui dispose d'une double casquette (renseignement et judiciaire). Pour judiciariser un dossier renseignement, il lui appartient de procéder à une (pré)qualification du délit de terrorisme. Il devra, à l'avenir, se référer à l'interprétation qu'en donnent les sages du Palais-Royal pour agir.

    - au juge pénal qui devra se souvenir - ce qu'il a souvent tendance à oublier - que le droit pénal est d'interprétation stricte et non extensive. Paradoxalement, nos magistrats ne sont pas des génies en matière juridique.

    En dernière analyse, cette décision du Conseil constitutionnel est la bienvenue dans ce climat d'hystérie sécuritaire qui n'est pas toujours justifié même si sa portée pratique est limitée dans le cas d'espèce. Mais le diable se cache souvent dans les détails.

    "Il faut que le droit entre dans la loi" demandait Victor Hugo. A vous lire régulièrement et attentivement, en France, nous en sommes encore loin !

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